« C’est le fils de cette contrée ! Il a 32 ans ! Il n’a pas encore pleinement vécu ce pays, les êtres qu’il chérissait, tout simplement… la vie ! »
[TR: “Buranın vatan evladı, 32 yaşında, daha vatanına, sevdiklerine doymadı, dünyaya doymadı.”]
« Qui est son
assassin ? Qui est à l’origine [de cette mort] ? Comment se fait-il
que ceux qui parlaient hier
de « résolution » [processus de paix] disent à présent « la
guerre coûte que coûte » ?
Ils n’ont
qu’à aller faire la guerre eux-mêmes ! »
[TR:“Bunun katili kim? Bunun sebebi kim? Şu güne kadar
‘çözüm’ diyenler ne oldu da ‘Sonuna kadar savaş’ diyor. Gitsin, kendileri savaşsın.”]
« Se balader
dans des palais de cristal (1) avec 30 gardes du corps, monter dans des véhicules blindés et affirmer « je souhaite mourir en martyr »… (2) Ça n’existe pas ! Vas, vas alors ! [sur le champ de bataille] » (3)
[TR: “Sırça saraylarda
30 tane korumayla gezip, zırhlı arabalara binip ‘Şehit olmak istiyorum’ diye
bir şey yok. Git o zaman oraya git.”]
Ces paroles ont été proférées dimanche 23 août 2015 par le lieutenant-colonel Mehmet Alkan qui assistait aux funérailles de son frère cadet également militaire, Ali Alkan, tué 2 jours auparavant lors d’une attaque perpétrée par le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) contre un poste de gendarmerie dans la province de Şırnak (4).
Elles résonnent encore notamment
sur les réseaux sociaux et les médias non-assujettis au gouvernement, ou plus
précisément au Palais (1). Ces paroles débutent ainsi par l’expression d’un dépit, d’un sentiment de gâchis, elles se poursuivent
par un questionnement sur la responsabilité des gouvernants et enfin elles
se terminent sur une exhortation à l’adresse
de ceux-ci pour qu’ils fassent preuve d’exemplarité et ne se contentent pas de
discours démagogiques.
Ce cri n’est certes pas le premier, ni le dernier, mais la force émotionnelle qui
s’en libère - mélange de rage, de désespoir, d’incompréhension, de
détermination, et même de civisme - interroge tout un pays sur la trajectoire chaotique
qu’il emprunte, en dépit de la résilience dont sait faire preuve la société turque.
L’historique de cette
trajectoire serait trop fastidieux à réaliser. Contentons-nous de faire
ressortir quelques ingrédients caractéristiques de l’ « ingouvernabilité » croissante de la Turquie, ingrédients déjà présents
avant les élections du 7 juin 2015:
1 - une dérive
autoritaire dont la naissance a été officiellement actée avec l’épisode de Gezi à l’été 2013 ;
2 - un régime aux forts relents de corruption qui a été mis au jour avec fracas les
17 et 25 décembre 2013 ;
3 - un appareil
d’Etat qui "ne tient plus la route" :
a - le cheminement de plus
en plus affirmé vers un Etat-parti, l’appareil bureaucratique étant
instrumentalisé au bénéfice du parti gouvernant depuis 2002 au mépris des plus
élémentaires exigences de transparence, d’impartialité, de neutralité,
d’équité, de méritocratie ;
b - ce cheminement a
pris une tournure caractéristique à travers la dénonciation d’un « Etat
parallèle » par le gouvernement AKP (Parti de la Justice et du Développement) fin 2013 lorsque le Premier Ministre
d’alors - Recep Tayyip Erdogan - était éclaboussé par un scandale de corruption
impliquant sa famille, ses ministres, ses amis businessmen :
++ cette dénonciation-même suggérait ainsi fortement que les rouages de l’Etat ne répondaient plus à la seule légitimité de l’autorité gouvernementale issue elle-même des élections législatives, mais que ceux-ci étaient gérés conformément à un accord tacite - une sorte de gentlemen's agreement - entre les membres d’une confrérie rattachée à un prédicateur, Fethullah Gülen, et le parti AKP dont le leader incontesté est Recep Tayyip Erdogan;
++ Erdogan et son sérail qui semblent avoir permis un « noyautage » réel ou supposé de l’appareil étatique se prévalent ainsi aujourd’hui, et sans pâlir, de leur propre turpitude ;
++ le résultat de cette « coopération » a été aussi un affaiblissement au moins moral des forces armées turques - si ce n’est une altération de leurs capacités opérationnelles ;
4 - une justice
fortement affaiblie à travers l’instrumentalisation plus ou moins consentie qui
en a été faite ;
5 - en lien avec la dérive autoritaire précitée, un pluralisme des médias de plus en plus
réduit ;
6 - une gestion du « problème kurde »
(5) à travers un « processus de
résolution » opaque, opportuniste, démagogique et en somme sans réelle
intention constructive :
++ si sur le fond, apporter des solutions permettant de raffermir les standards démocratiques, le sentiment de représentation ainsi que le respect des droits fondamentaux est un objectif noble et nécessaire ;
++ la procédure empruntée pour y parvenir avec une importance hors-mesure accordée à des acteurs tels que le PKK ou encore à son leader historique emprisonné Abdullah Öcalan était contestable ;
++ de même que les modalités pratiques n’en ont jamais étaient clarifiées (désarmement du PKK, retrait du territoire, amnistie éventuelle etc) ;
7 - une
conduite des affaires extérieures confinant à de l’amateurisme :
++ en quelques années, la diplomatie de voisinage bienveillante des « 0 problème » a cédé la place à une diplomatie du « tout problème » : le gouvernement turc n’étant manifestement pas parvenu à gérer les « Printemps arabes » et s’étant isolé de plus en plus sur la scène régionale;
++ le déséquilibre le plus manifeste de la diplomatie turque s’est déployé sur le dossier syrien qui est pour beaucoup dans l’état actuel du pays : une ingérence disproportionnée dans celui-ci emmène chaque jour qui passe son lot de répercussions à l’intérieur des frontières turques (près de 2 millions de réfugiés et toutes les questions que cela pose/ une frontière qui commence à peine à être « maîtrisée »/ des affrontements avec le PKK/ des attentats sanglants à l’instar de celui commis à Suruç le 20 juillet dernier ou à Reyhanli en 2013/ une menace djihadiste…);
++ l’absence de démarcation nette entre enjeux de politique extérieure et politique intérieure : Erdogan a ainsi beaucoup œuvré dans l’amalgame entre ces deux sphères contribuant ainsi dangereusement à importer les tensions externes au pays (coup d’Etat en Egypte, affrontement chiite-sunnite, combat symbolique à l’instar de Kobané ou Aïn al-Arab);
++ l’érosion médiatique de l’image de la Turquie à l’étranger tantôt vue comme un « fauteur de trouble » chez ses voisins ou encore, par un raccourci saisissant, tantôt regardée comme un « ennemi des Kurdes » dans la région.
Disons à ce stade qu’à la
veille des dernières élections législatives du 7 juin 2015, le pays avait
atteint un degré de polarisation
sociétale sans doute inédit.
Ces élections ont toutefois vu le peuple turc dire en majorité « non »
à la conduite des affaires publiques par un gouvernement exclusivement composé
de l’AKP. Elles ont en quelques sorte été la traduction dans les urnes de l’exaspération
accumulée pour toute une série de raisons - dont certaines énoncées ci-dessus -
contre le gouvernement AKP et sa figure tutélaire et omnipotente Erdogan,
depuis l’épisode de Gezi.
Le scrutin du 7 juin 2015 a
permis une percée historique du Parti
Démocratique des Peuples (parti à tendance pro-kurde) - le HDP - qui était astreint à relever le défi qui était le
sien : celui d’une ouverture à toute la Turquie, d’une condamnation du recours à la lutte armée par le PKK, de la nécessité d’apporter des solutions rationnelles,
inclusives et constructives aux problèmes du pays et notamment au « problème
kurde ». Quant aux autres partis d’opposition (CHP et MHP), il est
manifeste que ceux-ci peinent à remplir leur rôle de participation à la
construction d’une société alternative.
Force est de constater que le HDP, qui a permis de tenir en échec l’acquisition
d’une majorité absolue au profit de l’AKP lors des élections du 7 juin 2015, a
tardé à ou n’a pas véritablement voulu se projeter dans les aspirations de la
société dans son entièreté.
Il n’a été aidé dans cela :
- ni par le gouvernement AKP
et Erdogan, ce qui était prévisible eu égard au choc qu’a constitué notamment
pour le second, le score du HDP le 7 juin 2015,
- ni par le PKK, ce qui était
moins compréhensible du point de vue du HDP, puisque cette rébellion armée a ravivé, depuis plus d’ un mois, ses actions terroristes contre des soldats, des civils ainsi
que des infrastructures (attaques de casernes, attentats à la mine,
incendie, enlèvement, sabotage etc).
A la veille de nouvelles élections législatives, c’est de cette spirale
infernale que la Turquie devra s’extirper pour qu’il soit mis une fin à l’ « ingouvernabilité »
croissante de tout un pays, des terres et des âmes qui le constituent.
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(1) La référence au "palais de cristal" ou au "Palais" tout court renvoie au nouveau complexe qui abrite la présidence de la République depuis la fin de l'année 2014.
(2) Cette exhortation notamment relative à la phrase "je souhaite mourir en martyr" fait écho à de récentes déclarations du ministre de l'Energie Taner Yildiz allant dans ce sens.
(3) Cette partie de l'intervention du lieutenant-colonel Mehmet Alkan est issue d'une autre vidéo: https://www.youtube.com/watch?v=9zTkEJdxVHE.
(4) Pour avoir plus d'informations sur ces funérailles et leur contexte: http://www.hurriyetdailynews.com/mourners-slam-erdogan-turkish-govt-at-funeral-ceremonies-for-slain-soldiers.aspx?pageID=238&nID=87412&NewsCatID=341.
(5) Une autre appellation peut être choisie : problème kurde - question kurde - question démocratique - ouverture démocratique - ouverture kurde - processus de paix - processus de résolution - projet d'unité et de fraternité nationale... bref, je ne rentre pas, ici, dans les querelles de dénomination.