vendredi 4 septembre 2015

« La dignité de l’homme est remise entre vos mains, gardez-la! »




Ci-dessous la retranscription partielle (1) d'une vidéo de l'intervention de l'écrivaine franco-sénégalaise Fatou Diomé, lors de son passage à l'émission "Ce soir ou jamais" (France 2, avril 2015), réalisée dans le contexte d'un énième naufrage mortifère d'embarcation d'êtres humains en quête d'Europe. 

Si elle fait référence aussi bien à l'immigration pour raison économique qu'à l'immigration pour cause humanitaire, l'intervention de Fatou Diomé est saisissante en ce qu'elle nous interpelle: 

- tant sur "notre" responsabilité collective, celle de nos sociétés (en termes de politique d'accueil/ de capacité à contribuer à la paix et au développement/ d'exigence éthique dans les champs politique et journalistique comme frein aux velléités xénophobes/ de construction européenne etc);

- que sur "notre" responsabilité individuelle, celle de tout un chacun (en termes d'altruisme/ de sens du bien commun/ de lutte contre les préjugés/ d'investissement personnel au sein de la collectivité etc) dans les tragédies que nous vivons contemplons aujourd'hui. 

A écouter ou réécouter...






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[...]

Quand vous dites que l'immigration pose un problème, il faut aussi parler des avantages de l'immigration. Parce que moi quand je travaille en France, je paye mes impôts ici. Donc les étrangers qui sont là, il y a une partie qui peut travailler et envoyer au pays pour aider. La majorité paye ses impôts, s'installe dans vos pays et enrichit vos pays. Donc ce sont des citoyens productifs.

[...]

Les gens-là qui meurent sur les plages, et je mesure mes mots: si c'étaient, des “Blancs” la terre entière serait en train de trembler. Ce sont des “Noirs” et des “Arabes”. Alors quand ils meurent ça coûte moins cher. 

Ici, j'étais venu en 2008 et j'avais dit: l’Union européenne avec ses flottes de guerre, avec son économie, si on voulait attaquer nos pays ici en Occident, il y aurait des moyens de se défendre. Donc si on voulait sauver les gens dans l'Atlantique, dans la Méditerranée, on le ferait. Parce que les moyens que l'on a mis pour Frontex, on aurait pu les utiliser pour sauver les gens.

Mais on attend qu'ils meurent d'abord. C'est à croire que le « laisser mourir » est même un outil dissuasif. Ça ne dissuade personne. Parce que quelqu'un qui part et qui envisage l'éventualité d'un échec, celui-là peut trouver le péril absurde, et donc l'éviter. Mais celui qui part pour la survie, qui considère que la vie qu'il a à perdre ne vaut rien, celui-là, sa force est inouïe parce qu'il n'a pas peur de la mort.

Vous ne resterez pas comme des poissons rouges dans la forteresse européenne. La crise actuelle nous a démontré ça. Au jour d'aujourd'hui l'Europe ne sera plus jamais épargné tant qu'il y aura des conflits ailleurs dans le monde. L'Europe ne sera plus jamais opulente tant qu'il y aura des carences ailleurs dans le monde. 

[...]

Tous les étrangers en tout cas toutes les personnes d'origine étrangère que l’on peut rencontrer en Europe ne sont pas forcément des immigrés, il y a des gens qui sont normalement protégés par la Convention de Genève pour les réfugiés.

[...]

Et quand on a parlé ici à l'époque du ministère de l'immigration et de l'identité nationale, on a fait des réfugiés presque des coupables de droit commun comme un voyageur qui ne respecterait pas les lois internationales pour le visa, l'autorisation d'entrer dans un territoire. 

Or quelqu'un qui voyage librement peut respecter ces choses-là. Quelqu'un qui fuit la guerre pour survivre n'a pas le temps de respecter ces choses. 

[...] 

Je voudrais aussi dire que quand vous êtes Canadien, “Blanc” ou Argentin et vous venez vous installer en France, vous êtes un expatrié: quelqu'un qui voyage, qui est libre de voyager. Et si vous êtes Africain ou Indien ou Afghan, et vous venez en France ou en Allemagne, vous êtes l’immigré, peu importe les raisons pour lesquelles vous êtes là. 

Et donc cette représentation de l’autre, l'Europe doit corriger son regard si elle ne veut pas encourager la xénophobie, parce que la représentation qu’on se fait de l'autre alimente ensuite le repli sur soi, le rejet.

[...]

Vous êtes étranger ou vous avez l'air étranger, vous êtes donc venu pour la “tarte à la crème”. Non! Donc l'Europe doit se respecter davantage. On ne vient pas que chercher du pain, on peut venir aussi pour la liberté, pour la démocratie, pour la culture européenne. Donc l'Europe aussi nourrit un vrai mépris d'elle-même en pensant qu'il n'y a que l'alimentation qui amène les gens.

[...]

On sera riche ensemble ou on va se noyer tous ensemble. 

[...]

A l’époque quand je parlais de dizaine de morts dans l’Atlantique, on me disait « tu exagères ». Maintenant qu’on les ramasse par milliers, je suis absolument triste de devoir réaliser tout simplement qu’en tant qu’auteur je ne fais que répondre à l’injonction de Schiller :



« La dignité de l’homme est remise entre vos mains, gardez-la! »



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(1) Une autre vidéo un peu plus courte de l'intervention peut être visionnée ci-après. La retranscription effectuée repose aussi bien sur cette vidéo que sur celle qui est partagée en haut. 






appendices:









mercredi 2 septembre 2015

Rentrée 2015 - Charte de la laïcité et Enseignement Moral et Civique : mêmes questions, mêmes défis

L'heure de la reprise a sonné pour des millions d'écoliers, de collégiens et de lycéens... mais aussi d'étudiants de l'enseignement supérieur, sans oublier les professeurs, les personnels techniques et administratifs.   


Concernant l'enseignement public, la rentrée a été marquée par deux mesures fortement médiatisées principalement applicables aux écoles, collèges et lycées publiques: 
- l'introduction solennelle d'une "Charte de la laïcité à l'école" (reproduite ci-dessous) ayant vocation à être "signée" par les parents (1)
- et de façon plus conséquente, l'introduction d'un "nouveau" (2) cours intitulé "Enseignement Moral et Civique" (EMC) dont le programme, l'organisation et les modalités peuvent être consultés sur le site de l'Education nationale.



Concernant la Charte, l' "invitation" à signer celle-ci a suscité nombre de réactions notamment sur la possibilité d'un refus des parents ou encore sur l'utilisation d'un tel refus par "certains groupes religieux" à des fins de prosélytisme (3). 

Ces réactions nous semblent passer à côté du fond du débat. 

En effet, l’enjeu autour de l’enseignement de cette Charte et plus généralement autour du « nouvel » Enseignement Moral et Civique réside, à notre sens, davantage dans la capacité des équipes pédagogiques à transmettre un certain nombre de valeurs, idéaux ou encore principes de la République et de la vie en société tout en autorisant (4) ou en incitant à la réflexivité critique des élèves par rapport à cette Charte et à son contenu, par rapport à l’Ecole qu’ils fréquentent et de façon générale par rapport à la Société toute entière, dont il aspire à être des composantes autonomes et responsables



Le défi que pose ce genre de texte à l’Institution [entendre l'Ecole publique], c’est par exemple celui de la concrétisation sociale de l’égalité dans les chances de réussite (art. 1, 4, 7 de la Charte) ou encore celui de la lutte contre les discriminations de toutes sortes (art. 8, 9 de la Charte).

Et concernant justement ce premier point - celui de l'égalité dans les chances de réussite, peut être lu à profit le billet "Changer l'école, changer la société..." (31.08.2015) de Philippe Watrelot reprenant une enquête menée par un service interne du ministère de l'Education nationale qui porte la lumière sur le défi que doit relever l'Ecole publique face aux inégalités sociales, notamment pour éviter qu'elle soit le lieu de leur amplification


Pour revenir au défi tenant à la culture d'une réflexivité critique (5) - à l'opposé de politiques incantatoires, peuvent être cités de récents écrits du sociologue et historien, Jean Baubérot, qui:

- tantôt s'amuse à jouer des incomplétudes ou potentiels questionnements sous-jacents aux dispositions de la Charte - "Charte de la laïcité : vive l’école laïque" (9 septembre 2013)

- tantôt déplore les lacunes dans l'élaboration de contenus scientifiques relatifs au fait laïque et prend l'exemple ainsi du nécessaire recul sur soi que doit avoir l'Institution quand elle aborde un sujet comme l'égalité homme-femme - "Dix pistes sur la laïcité et l'école" (17 février 2015).


L'impérieuse nécessité d'un travail "sur soi" et "envers" les élèves que doit accomplir l'Institution a encore été soulignée par ce sociologuedans un article datant du 31 août 2015 relatif à l'Enseignement Moral et Civique (EMC)dans les termes suivants  : 

"[...] l’EMC peut représenter une opportunité à condition de ne pas concerner que les élèves, mais d’interroger l’ensemble de l’institution scolaire et la société dans son ensemble"

"C’est pourquoi, il faut absolument prévoir des retours : que des interpellations et sur l’institution scolaire et sur la société globale puissent obtenir de la visibilité sociale, que les paroles des élèves, des parents d’élèves, et des membres de la « communauté éducative » (des enseignants aux concierges) soient entendues, écoutées, prises en compte. Que chacun ait à cœur de balayer, au moins un peu !, devant sa porte. Utopie, peut-être, mais combien indispensable !"

Espérons que ce vœux soit entendue... 
Bonne rentrée à tous!

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(1) Charte déjà introduite dès la rentrée 2013: circulaire n° 2013-144 du 6-9-2013 . Ce document est donc remis au goût du jour avec l'introduction concomitante d'un nouvel Enseignement Moral et Civique et l'invitation officielle du ministère de l'Education nationale à signer ledit document

(2) Le caractère "nouveau" de l'enseignement introduit est à relativiser dans la mesure où celui-ci s'inscrit dans le prolongement d'enseignements similaires préexistants.  

(3) Peut être lu le commentaire que nous avons laissé sous le billet du professeur Letteron en date du 1er septembre 2015 et intitulé "La signature de la Charte de la laïcité, ou comment affaiblir la loi de la République" - commentaire se recoupant en partie avec le présent billet. 

(4) Le verbe "autoriser" est employée à dessein eu égard aux séquences post-Charlie qui ont vu certains professeurs allant jusqu'à demander à leurs élèves "s'il était ou non Charlie" et à agir ensuite, en conséquence et avec "discernement" [ironie], en ayant, par exemple, recours aux forces de l'ordre... 

(5) Comme exemple d'une posture antinomique à cet effort de "réflexivité critique" peuvent être rappelés les propos de Najat Vallaud-Belkacem prononcés le 14 janvier 2015 à l'Assemblée nationale : « Même là où il n’y a pas eu d’incidents, il y a eu de trop nombreux questionnements de la part des élèves. Et nous avons tous entendu les "Oui je soutiens Charlie, mais", les "deux poids, deux mesures", les "pourquoi défendre la liberté d’expression ici et pas là ?" Ces questions nous sont insupportables, surtout lorsqu’on les entend à l’école, qui est chargée de transmettre des valeurs ». 


appendices :


------ 2 septembre 2015 20h40 ------

L'enseignement de la morale à l'école, "une absurdité" selon Enthoven