mercredi 17 juin 2015

Révolte sociale en Turquie. Rien ne sera plus jamais comme avant.

INFORMATION: billet publié sur le site web participatif LePlus du NouvelObs le 6 juin 2013 en deux parties : partie 1 & partie 2


Il y a de cela 4 jours, j’en appelais à un arrêt immédiat de la répression. Fort heureusement, il semblerait que celle-ci se soit en grande partie atténuée depuis les déclarations successives du Président de la République, Abdullah Gül, ainsi que du Vice-Premier ministre, Bülent Arinç, prononcées dans le sens d’un apaisement de la situation.

Il n’en demeure pas moins qu’un premier bilan humain de la révolte sociale – fournie par l’Union des Médecins Turcs – fait état de 2 personnes décédées, 4177 blessés, 43 blessés graves, 3 individus dans un état préoccupant, 15 traumatismes crâniens et 10 personnes qui ont perdu un œil.

Quant au bilan politique et social, on peut être tenté de tirer plusieurs enseignements relatifs aux motivations ainsi qu’à l’évolution de la révolte, à certains de ses protagonistes, mais aussi à ce que celle-ci révèle de l’état de la vie démocratique en Turquie. Je passe sur les débats intéressants certes, mais non primordiaux selon moi, visant à chercher une qualification des événements : s’agit-il d’un « printemps turc » ? d’une continuation du mouvement des Indignados ? voire même d’un remake de mai 1968 ?

Un déversement socialisé d’exaspérations individuelles

Sans revenir sur le détail du déroulé de la contestation sociale qui a animé le pays depuis une semaine, il convient néanmoins d’en rappeler l’élément déclencheur : la répression policière brutale de l’occupation du parc Gezi de Taksim par des jeunes de sensibilité plutôt écologique, qui s’opposaient à la démolition d’un des rares espaces verts restant au sein de la métropole eurasiatique.

Toutefois, l’ampleur de ce qui n’était au début qu’une revendication ponctuelle, va très vite - dès le vendredi - se retrouver démultipliée, à mesure que la violence des forces de l’ordre à l’encontre des manifestants s’accroissait. L’usage illégitime de la force publique, combiné à un discours « soufflant sur les braises » de la part du Premier ministre turc, a conduit à agréger rapidement au noyau de contestation initiale, des consciences citoyennes éparses et plurielles, mais unanimement indignées.

C’est ainsi qu’à la dénonciation première d’une urbanisation excessive au détriment de toute verdure, d’un manque de consultation citoyenne en amont de tels projets, ou encore d’une marchandisation des espaces publiques (via la construction de mall) et d’une atrophie des espaces culturels, a succédé l’expression d’un « ras-le-bol » généralisé.

Un ras-le-bol contre les agissements illicites de policiers et la répression des libertés individuelles, contre la langue violente du discours politique, contre l’intransigeance et l’arrogance de gouvernants, contre le fait du prince (« je décide, donc ça sera ainsi et pas autrement »), contre un système politique articulé autour de la seule personne du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan et une forme d’autoritarisme subséquent, contre la volonté des gouvernants de s’immiscer dans les modes de vie de tout un chacun en promouvant l’idéal d’une société plus « pieuse ».

Ce message a fédéré la rue de grandes métropoles et a permis une réappropriation - très créative - de l’espace public par toute la diversité de la société turque sans distinction d’âge, d’origine, de religion, de couleur politique et de catégorie socioprofessionnelle. Il a été l’occasion de secouer puissamment une certaine schizophrénie sociale se caractérisant par l’expression d’une pensée en privé (hostile à l’évolution du pouvoir) et d’une pensée en public, laquelle est marquée de non-dits et de retenue (« self-restraint »). Certains parlent, à cet égard, de franchissement d’un « mur de la crainte » ou d’une fissuration de la chape qui recouvrait la société et ses individus, c'est-à-dire d’un certain degré de pression sociale.

Le pouvoir politique et la difficulté de « lire » les événements en cours, et donc d’agir

Face à ce mouvement social inédit, la réaction des autorités publiques a été inégale et fluctuante. Au premier rang desquelles, le Premier ministre, qui, loin d’attiser la colère de la rue, s’est vautré dans une implacabilité et une dureté de ton, qui n’a eu pour effet que d’accroître l’intensité et l’ampleur de la révolte sociale. Ses propos relatifs aux 50% de sympathisants (score approximatif de l’AKP aux dernières élections législatives) qu’il disait avoir du mal à contenir chez eux, ont été perçus comme une tentative d’intimidation inacceptable dans un Etat de droit.

Cette situation de déni face à la contestation sociale a pu être interprétée comme les effets d’une « ivresse du pouvoir » conférée par la victoire chaque fois plus importante de l’AKP lors de scrutins électoraux aux résultats incontestés depuis 2002.

L'incapacité des gouvernants à « lire » le cours des événements a été, elle, perceptible, pour une grande part, à travers une communication hasardeuse du Premier ministre, jouant un rôle de multiplicateur d’exaspérations. Et cette situation a révélé une faillite manifeste des conseillers du pouvoir politique, qui n’ont su faire le diagnostic adéquat et relayer ainsi le message adressé dans la rue au chef de l’exécutif ; feignant de voir dans cette révolte populaire, une énième tentative de putsch à l’encontre d’un dirigeant démocratiquement élu.

Une chaotique canalisation démocratique

In fine, l’aveuglement au sommet du pouvoir n’a eu pour effet que le maintien voire l’accentuation d’une répression disproportionnée à l’encontre de manifestants, dans leur grande majorité, pacifiques. La situation apparaissait particulièrement critique dans la nuit reliant vendredi à samedi ainsi que la suivante. Et les risques d’un dérapage ou d’une « sortie de piste » aux conséquences potentiellement destructrices n’étaient pas des moindres, eu égard au contexte interne (pourparlers de paix avec le PKK) et surtout régional (crise syrienne).

C’est alors que suite à des appels de plus en plus pressants, le Président de la République Abdullah Gül est intervenu, lundi 4 juin 2013, pour apaiser la tension sociale, suivi le même jour et le lendemain par le Vice-Premier ministre Bülent Arinç, qui en a fait de même. L’allocution d' Abdullah Gül a été cruciale, dans la mesure où il a rappelé que la démocratie ne se résumait pas qu’aux urnes, et que le message de la contestation avait bien été reçu au sommet de l’Etat.

Il est intéressant de noter d’ailleurs que le Vice-Premier ministre Bülent Arinç a fort opportunément suppléé le Premier ministre, parti en tournée dans les pays du Maghreb. En effet, ce voyage fortement critiqué en raison de son timing semble, bien au contraire, avoir contribué à l’apaisement de la situation sociale.

A présent, un inconnu relatif réside dans le retour du Premier ministre turc dans le pays et dans l’attitude qu’il va, à son tour, adopter. Gageons que les messages d’apaisement et d’écoute des aspirations exprimées l’emporteront.

Le signe d’une éclatante maturation démocratique

Toutes ces péripéties ont apporté, après quelques années d’essoufflement de la société civile, la preuve d’une dynamique de la maturation démocratique en Turquie. En effet, la révolte sociale a joué, à cet égard, le rôle de stress test du système politico-institutionnel turc : au vent initial de la révolte a progressivement succédé le « retour » des rouages démocratiques conventionnels visant à « calmer le jeux ».

Hormis cet aspect de gestion de crise certes chaotique mais qui in fine semble avoir été maîtrisée, cette révolte constituera un tournant dans le système politique turc. L’exaspération ainsi exprimée a conduit à une démythification et un désenchantement certain autour de l’autorité charismatique qu’incarne Recep Tayyip Erdogan. Aussi, dans un régime d’équilibre des pouvoirs, il est sain que tout un système politique ne soit pas dépendant d’une personne unique, si charismatique et légitime soit-elle. C'est là un enjeux d’institutionnalisation, de stabilité, et d'alternance. Et ce n’est d’ailleurs pas un hasard si c’est cette figure-même qui a cristallisé toute la colère exprimée dans la rue.

Cette légitimité, Recep Tayyip Erdogan l’a initialement due à des succès en matière économique, à sa volonté de rupture avec une idéologie d’Etat dépassée, à sa volonté de réformes en s’adossant au processus d’adhésion à l’Union Européenne. Il a procédé à une certaine normalisation de la Turquie en montrant la coexistence possible d’un conservatisme musulman et d’une démocratie moderne, et s’est attaché à trouver une solution à la question kurde. Toutes ces évolutions n’ont toutefois pas pu empêcher une dérive autoritaire du gouvernement ces dernières années. C’est ainsi que la révolte sociale sonne comme un rappel à l’ordre des gouvernants, et procède en quelques sortes d’une seconde normalisation de la Turquie.

Il peut être également noté que cette contestation peut être l’occasion d’une solution plus facilitée de la question kurde, eu égard au caractère composite de la révolte, qui a crée de nombreuses solidarités entre des personnes complètement différentes.

En outre, ce mouvement de contestation sociale permettra sans doute une perception plus fine au sein de la société turque des révoltes arabes qui ont débuté il y a de cela 3 ans. La théorie de « la main de l’étranger » fera alors l’objet d’un questionnement inévitable.

Un inévitable réexamen de la manière de faire la politique, mais aussi de certaines politiques

Finalement, cette crise sociale appelle une consolidation de la culture démocratique en mettant l’accent sur la nécessaire modération du discours politique, l’exigence de consultation et de délibération pour parvenir à un résultat au plus près de l’intérêt général, le respect du pluralisme des idées, des opinions et des modes de vie, et le besoin urgent d’une opposition politique effective.

Sur le plan des politiques, un questionnement - et non pas nécessairement une remise en question - du processus de « résolution » ou de « pacification » de la question kurde, mais également de la politique syrienne de la Turquie, semble être inévitable.

Quant à la future Constitution, elle devra veiller à prendre en compte les aspirations exprimées ces derniers jours en consacrant un régime d’équilibre effectif des pouvoirs avec le constant souci d’une justice indépendante et impartiale, et garantissant les droits et libertés fondamentaux de chacun. Ce mouvement social et la position d’un protagoniste tel que l’actuel Président de la République Abdullah Gül semblent constituer également un tournant pour les élections présidentielles de 2014, même si aucune conséquence définitive ne saurait être tirée à cet instant.

Pour finir, la révolte sociale a été l’occasion d’un emballement des réseaux sociaux (Twitter, Ustream, Facebokk, Tumblr…) proportionnel au mutisme des médias mainstream, démontrant une fois de plus que la société de l’information libre ne pourrait être aussi facilement entravée en 2013, avec néanmoins comme revers de la médaille, la multiplication d’informations erronées ou falsifiées propices à des débordements. Les médias traditionnels sont sortis parmi les grands perdants de cette crise, et ne devraient pas être exempts d’une réflexion relative aux conflits d’intérêts, à leur indépendance ainsi que leur pluralisme.


                                
Exemple de créativité artistique. Photo prise lors du rassemblement de soutien aux manifestants de Turquie, Fontaine des Innocents, Paris le 4 juin 2013.


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