mercredi 17 juin 2015

Lorsque Jean-Louis Debré souhaite embrayer la vitesse supérieure en matière de laïcité…

AVERTISSEMENT: billet publié sur le site web participatif LePlus du NouvelObs le 5 février 2015 en deux parties : partie 1 & partie 2



Jean-Louis Debré, président du Conseil Constitutionnel est un homme d’Etat et un juriste au cursus assez riche. En bon Sage, il est connu pour sa défense de la Constitution de la Vème République et plus spécifiquement de la fiabilité de l’équilibre institutionnel atteint depuis 1958. En bon Président, il est également très attaché à l’indépendance de la justice - y compris constitutionnelle, et dans le même temps au strict respect des obligations liées au statut de membre du Conseil constitutionnel, notamment en terme d’obligation de réserve (1). Enfin en bon Juriste, il affirme haut et fort le rôle essentiel de garant des libertés fondamentales de l’institution qu’il préside, et étaye, à titre d’exemple, les errements juridiques et politiques auxquels peuvent aboutir les lois mémorielles(2).

Cet éloge pourrait être poursuivi, si de récentes déclarations de l’intéressé ne venaient pas perturber quelque peu ce tableau. En effet, invité hier soir à l’émission « Questions d’info » sur La Chaîne Parlementaire, Jean-Louis Debré a consacré principalement la première quinzaine de son entrevue au thème de la laïcitéA la question première de savoir si, après les attentats, la laïcité était la meilleure réponse, il répond sans ambages : « la laïcité n’est pas une solution, c’est LA solution ». A ce stade, il aurait été plus prudent d’introduire de la nuance dans un tel propos… S’il est indéniable que les débats autour de la laïcité font partie du contexte qui est celui d’une France au début d’un mois de janvier 2015, réduire la quête de solutions au traumatisme affectant la société dans l’après-Charlie à ce seul principe, peut laisser une légère impression de décalage. 

 



Mais le propos n’est pas vraiment là. Cette intervention est problématique à deux égards : 1° du point de vue de la vision tronquée de la laïcité dont elle fait état ; 2° sur le plan des implications qu’entraîne une telle vision dudit principe sur le port d’un vêtement à connotation religieuse comme le « voile » (3).


Une vision paradoxalement tronquée du principe de laïcité et une « combativité laïque » sous-estimée

L’hôte de la rue de Montpensier esquisse tout d’abord une définition rapide de la laïcité :

« la laïcité, c’est essentielle […] c’est la liberté d’opinion, la liberté de croire, la liberté de conscience, la liberté de croire ou de ne pas croire […] c’est avoir une vision optimiste de l’homme : on considère que l’homme a une conscience, qu’il faut lui garantir cette liberté de conscience ». 

Jusque là, rien à redire. La suite du propos, elle, pose en revanche question lorsque Jean-Louis Debré déclare à la suite d’une question sur la laïcité et ses qualificatifs (« positive », « négative »...) :

« Pour moi la laïcité n’est pas négociable et le drame de nos sociétés actuels c’est qu’on n’est pas assez offensifs sur ce principe ».

Cette affirmation est à lire attentivement dans ses deux branches.

* Sur le caractère non négociable de ce principe, le président du Conseil constitutionnel semble suggérer que la laïcité ne peut donner lieu à des compromis. En somme, ce serait une laïcité monolithique ou rien ! Or force est de constater que la laïcité historique intimement apparentée à la loi de 1905 est - comme nous l’avions déjà écrit - « la cristallisation d'une philosophie d'inspiration libérale et pragmatique » (4). Et « elle n’a pas vocation à régir tous les aspects de la vie sociale : humble et soucieuse d’équité, elle ne peut prétendre à l’exhaustivité, au risque de s’avérer totalisante », écrivions-nous encore.

Il nous parait impossible pour Jean-Louis Debré d’ignorer cela. Lui, dont le père, Michel Debré, avait été un des rédacteurs de notre Constitution actuelle qui proclame en son article 1er  que « [la République] respecte toutes les croyances ». Lui, dont le père, Premier ministre du Général de Gaulle, avait donné son nom à une loi de 1959 permettant la coexistence pérenne d’un enseignement privé sous contrat à côté de l’enseignement dispensé par l’école publique laïque et gratuite. Enfin, l’actuel président du Conseil constitutionnel a été le témoin privilégié de ce que le principe de laïcité peut connaître en souplesse, lorsque la juridiction qu’il préside a avalisé la rétribution des ministres du culte dans le cadre du régime concordataire en vigueur en Alsace-Moselle (5).  

* Quant à la « combativité laïque », Jean-Louis Debré semble déplorer la faiblesse de la défense du principe de laïcité. Outre le fait qu’une telle combativité se déploie par le biais d’acteurs distincts, aux motivations et visées différentes, ainsi qu’aux stratégies distinctes (6)une rapide observation contemporaine des instruments normatifs mais aussi des redondances discursives saturant l’espace politico-médiatique suffit, selon nous, à infirmer l’amertume exprimée par le président Debré :

                - Sur le plan du droit, citons brièvement la loi du 15 mars 2004 interdisant le port de signes religieux à l’école publique, la circulaire Châtel reconnaissant la possibilité d’interdire aux mamans revêtus d’un voile d’accompagner leur enfant et la classe lors de sorties scolaires, ou encore la saga Baby-Loup qui a vu l’Assemblée Plénière de la Cour de cassation avaliser, en dernier lieu, le licenciement d’une salariée au motif qu’elle refusait d’ôter son voile… (7).

                - Tandis que sur le plan des faits, la construction politico-médiatique d’affaires ne cesse de défrayer la chronique ayant pour axe quasiment toujours le refus de l’acceptation - voire de la prise en compte - d’une visibilité musulmane réelle ou supposée sur fond d’une prétendue application du principe de laïcité. Les exemples en sont nombreux : la montée en épingle de non-problèmes comme la question d’une nourriture accessible à tous dans les cantines scolaires sans pour autant introduire des produits rituellement conformes aux consciences respectives de chacun, la stigmatisation du voile qui gêne à « Wissous-Plage » et ailleurs, ou encore le mensonge récent sur le prétendu retard d’élèves de confession musulmane à l’école en raison de leur participation à la prière du matin… Bref, les pourvoyeurs de ce discours anxiogène sont connus - Nadine Morano, Marine Le Pen, Nathalie Kosciusko-Morizet, Harlem Désir… Et il est vain de vouloir en établir une liste exhaustive, tant il s’agit là d’une tendance de fond et d’un créneau politique potentiellement porteur.

Il est bien question à chaque fois de prétendue application du principe de laïcité, car la laïcité historique - incarnée essentiellement par la loi de 1905 - est un devoir qui s'impose à la puissance publique et un régime de liberté garanti par l’Etat.


Une volonté permanente d’ « invisibilisation » du voile : de l’école à la rue, un même fil idéologique sur fond de contradictions juridiques

En tant que président de l’Assemblée nationale de 2002 à 2007, Jean-Louis Debré avait présidé en 2003 une mission d’information sur le port des signes religieux à l’école qui déboucha sur une préconisation identique à celle de la commission Stasi, dont les travaux se déroulaient quasi-concomitamment : l’interdiction de tous signes religieux ostensibles au sein des écoles, collèges et lycées publics.

Aussi la position de l’actuel président du Conseil constitutionnel était déjà acquise concernant le port du voile en milieu scolaire relevant du public. Ce qui était moins clair - il me semble - c’était l’hostilité générale du président Debré à l’égard d’une telle tenue :

« D’abord, pour moi le port du voile c’est l’expression d’une religion certes,mais c’est aussi pour moi et surtout l’expression d’un autre principe : le refus de l’égalité entre l’homme et la femme, principe essentiel de la République […] Chez vous, vous pouvez faire ce que vous voulez, mais sur la voie publique […] A partir du moment où des hommes peuvent imposer à une femme d’être voilée, c’est l’expression de l’inégalité ».

Jean-Louis Debré met en exergue ainsi sa défiance à l’égard du voile comme un symbole de l’inégalité hommes-femmes - rejoignant ainsi le Premier ministre actuel, Manuel Valls, lors de précédentes prises de positionCe faisant, il ne voit dans le port du voile que le signe d’une coercition ou d’une violence en ne concevant pas qu’il puisse être portée par une femme sur la seule base de son libre-arbitreEnfin, il semble réduire le principe essentiel de la République que constitue l’égalité entre les sexes à cette seule question de visibilité à connotation religieuse, alors même que différentes sortes d’inégalités entre hommes-femmes persistent toujours dans notre société : sous-représentation en politique et dans la haute fonction publique, violence conjugale, harcèlement sexuel et moral, inégalité de revenus, inégalité de position dans les entreprises…

Enfin, le président Debré commet l’erreur de vouloir restreindre la liberté religieuse à la seule sphère privée du domicile : ce qui est en contradiction totale aussi bien avec la loi de 1905, qu’avec la Constitution de 1958 ainsi qu’avec différents engagements internationaux souscrits par la France.

Il réaffirme ensuite sa volonté « sur la  voie publique d’interdire tout ce qui marque l’inégalité entre l’homme et la femme », contrebalançant immédiatement par la marque de prudence suivante « naturellement, il faut faire attention à comment l’appliquer » et ponctuant de façon péremptoire « la République, dans ses principes, elle ne doit pas tolérer ça ».  

Aussi de l’école publique à la voie publique, Jean-Louis Debré fait état d’une volonté permanente de prohibition du port du voile, faisant tout de même preuve de prudence dans le cas d’une interdiction généralisée à la rue. Cette prudence est sans doute le résultat de la contradiction fondamentale d’une telle mesure avec des principes tels que la liberté de conscience ou encore de culte à l’égard desquels il ne manquait, lui-même, de faire part de son attachement lorsqu’il définissait la laïcité en début d’entrevue.

Il était intéressant de revenir sur de telles déclarations de l’actuel président du Conseil constitutionnel.Mais peut-être aurait-il dû - conformément à sa posture habituelle de réserve - s’abstenir de prendre position publiquement sur des questions « ayant fait ou étant susceptibles de faire l'objet de décisions de la part du Conseil » (article 2 du décret du 13 novembre 1959 sur les obligations du Conseil constitutionnel cité en note de bas de page n°1)…



« - Article 3
 (al.1) Avant d'entrer en fonction, les membres nommés du Conseil constitutionnel prêtent serment devant le Président de la République.
 (al.2) Ils jurent de bien et fidèlement remplir leurs fonctions, de les exercer en toute impartialité dans le respect de la Constitution, de garder le secret des délibérations et des votes et de ne prendre aucune position publique, de ne donner aucune consultation sur les questions relevant de la compétence du Conseil. 13
(al.3) Acte est dressé de la prestation de serment.
- Article 7
Un décret pris en conseil des ministres, sur proposition du Conseil constitutionnel, définit les obligations imposées aux membres du Conseil, afin de garantir l'indépendance et la dignité de leurs fonctions. Ces obligations doivent notamment comprendre l'interdiction pour les membres du Conseil constitutionnel, pendant la durée de leurs fonctions, de prendre aucune position publique sur les questions ayant fait ou susceptibles de faire l'objet de décisions de la part du Conseil, ou de consulter sur les mêmes questions ».
« Article 1 
Les membres du Conseil constitutionnel ont pour obligation générale de s'abstenir de tout ce qui pourrait compromettre l'indépendance et la dignité de leurs fonctions.
Article 2 
Les membres du Conseil constitutionnel s'interdisent en particulier pendant la durée de leurs fonctions :
De prendre aucune position publique ou de consulter sur des questions ayant fait ou étant susceptibles de faire l'objet de décisions de la part du Conseil ; ».


(3) Il faut entendre par « voile », le voile simple et non celui qui dissimule intégralement le visage et qui est interdit depuis 2010 en France.

(4) De nombreux exemples peuvent en être données : au sein de cette loi (liberté de conscience « assurée » et libre exercice du culte « garantie » ; possibilité d’aumônerie en milieu clos ; reconnaissance de l’autonomie des Eglises ; possibilité de financement de l’entretien ou de la réparation de patrimoines affectés au culte…) et au-delà de cette loi (possibilité de conclure des BEA à finalité cultuelle, garantie d’emprunt relatif à des projets cultuels, régime concordataire toujours en vigueur en Alsace-Moselle, coexistence à côté de l’enseignement public d’un enseignement privé…).

(5) Décision que nous avions nous-même saluée.


(7) Il peut être songé également à la controverse sur les crèches de Noël qui a habité le débat public au mois de décembre 2014 et à laquelle nous avions consacré un billet.

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