mercredi 17 juin 2015

Retour sur la fronde des crèches de Noël sur fond d'application du principe de laïcité.

AVERTISSEMENT: billet publié sur le site web participatif LePlus du NouvelObs le 30 décembre 2014 en deux parties : partie 1 & partie 2


L'installation de crèches de Noël dans certaines mairies a été à l'origine d'une importante controverse en cette fin d'année 2014 et a donné lieu à plusieurs décisions de justice. Cette énième affaire de visibilité est intéressante en ce qu'elle nous éclaire sur l'acception politique et juridique du principe de laïcité en France.






Rappel des principales décisions de justice (2)

Quatre jugements de tribunaux administratifs ont été rendus à ce propos :

TA Nantes - 14 novembre 2014 : il s’agissait d’un recours au fond contre le refus de retirer une crèche installée à l’intérieur du Conseil Général de Vendée et qui s’est soldé par le constat de la violation de l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 et l’annulation, en conséquence, du refus illicite de retirer un tel signe (3).
TA Montpellier - 19 décembre 2014 : en l’absence du texte de la décision, il semblait s’agir d’unréféré-suspension contre la décision de Robert Ménard, maire de Béziers, d’installer une crèche de Noël dans le hall de la mairie en réaction au jugement du TA de Nantes précité. Les requérants auraient été déboutés de leur demande à défaut de réunir les conditions d’un tel référé (urgence + doute sérieux de la légalité de la décision).  
TA Melun - 22 décembre 2014 : il s’agissait d’un recours au fond, et en l’absence du texte du jugement, il semblerait que le TA de Melun a estimé que le caractère cultuel de la crèche faisait défaut contrairement à l’appréciation faite par le TA de Nantes 1 mois plutôt et qu’il n’y avait donc pas lieu d’appliquer l’article 28 précité. 

Enfin, un autre jugement datant de 2010 - cette fois du TA d’Amiens - avait déjà estimé qu'une telle installation était contraire à l'article 28 de la loi de 1905 et donc qu’elle devait être retirée.

Le décor contentieux peu ou prou posé, passons à l’épineux départage entre « culturel » et « cultuel ».



Du "cultuel" au "culturel" ou la recherche illusoire d'une étanchéité conceptuelle parfaite

L'opération de qualification du signe ou de l'objet a un effet important puisque l’attribution d'un caractère religieux à celui-ci sera susceptible d'entraîner l'application de la disposition précitée de la loi de 1905.

La question d'un antagonisme réel ou supposé entre aspect cultuel et aspect culturel d'une œuvre/d'un projet ne se pose pas pour la première fois. Bien au contraire, ce questionnement surgit à chaque fois que la puissance publique entend concourir plus ou moins activement au fait cultuel (4).

Dans le cas d'espèce, il est ainsi difficile de trancher cette question ainsi que les jugements précédemment rapportés l'illustrent. Et d'ailleurs, est-il juste et conforme à la réalité de prétendre à une étanchéité complète entre culture et culte? Ainsi, qu'en serait-il de la présence de sapins ou de calendriers de l'Avent au sein d'édifices relevant d'une collectivité publique? Quid des visites de Saint-Nicolas ou de Pères Noël notamment dans des écoles publiques?



La loi de 1905 de séparation des Eglises et de l’Etat

Que faire donc de la crèche installée en mairie? Si l'on prend la lettre de l'article 28 de la loi de 1905, elle doit être enlevée. Cette prohibition a un sens extrêmement important au moment précis de la Séparation. Si toutefois l'on s'attache à l'esprit de cette disposition et de la loi dans laquelle elle s'insère, on pourrait estimer que la visibilité ainsi conférée à la crèche pourra être sauve (5) sous certaines conditions.

En effet, la loi de 1905 ou « la laïcité faite loi » (6) est - on ne le dira jamais assez -  la cristallisation d'une philosophie d'inspiration libérale et pragmatique (7). Aussi, la laïcité n’a pas vocation à régir tous les aspects de la vie sociale : humble et soucieuse d’équité, elle ne peut prétendre à l’exhaustivité, au risque de s’avérer totalisante (8).

La régularité du maintien de crèches de Noël dans un édifice public (au sens de bien appartenant et ou géré par une collectivité publique) ne doit pas pour autant laisser penser qu’un tel maintien pourrait s’accompagner d’actions de prosélytisme, de discriminations ou d’atteintes à la liberté de conscience de chaque usager dans le rendu du service public (9).



De quelques acteurs de cette fronde

Le regard porté sur l’objet de la querelle ne doit pas faire perdre de vue le positionnement de certains acteurs de cette affaire : d’une part, les « falsificateurs » de la laïcité historique (10) et, d’autre part, la Libre Pensée, promoteur d’une laïcité libérale mais d’une neutralité stricte de l’Etat (11) :

« Amusante » est la position d’ « arroseur arrosé » du président du Conseil Général de Vendée que l’on pourrait classer dans la première  catégorie et qui trouve l’occasion, avec cette affaire, de s’illustreren chevalier d’une « catho-laïcité » (12). Cette posture peut se résumer ainsi : « lorsque la pierre est dans mon camp, je m'en trouve outragé; quand elle est dans celle de mon voisin musulman, je m'en accommode finalement assez bien, voire j’en rajoute quelques-unes encore ». C’est ce positionnement politique notamment qui fait que depuis une dizaine d’années la barre de l’ « exigence laïque » est constamment et irrémédiablement - du moins en apparence - rehaussée à l’instar d’un « effet cliquet » (13).

« Inopportune » mais compréhensible (14) me semble la position de la Libre Pensée en ce qu’elle ravive et judiciarise le contentieux de la visibilité d’un élément du patrimoine religieux, culturel et historique du pays, alors même qu’elle s’est montrée à de multiples occasions  vigilantes quant au respect des libertés individuelles (15).



Quelques enseignements pouvant être tirés de cette affaire

1 - Une fois de plus, nous avons assisté à cette occasion à une saturation de l’espace politique et médiatique par une thématique - la laïcité - typiquement « culturelle » - au sens de composante de la culture politique - importante certes, mais pas primordiale dans le contexte social, politique et économique actuel.

2 - Une fois de plus, le mode de règlement du litige a été la voie judiciaire au détriment de solutions alternatives guidées par une volonté d’apaisement et de pragmatisme. Cette judiciarisation est un corollaire d’un certain « juridisme » prégnant en la matière depuis quelques années et qui est observable à travers les appels successifs à l’intervention du législateur. Or si le droit a vocation à poser les règles de la vie en société, il n’est en aucun cas un outil exclusif, ni exhaustif, surtout lorsque le consensus normatif se fait au rabais du point de vue des libertés publiques (16).     

3 - Pour finir, rappelons sans cesse que la laïcité historique - incarnée essentiellement par la loi de 1905 - est un devoir qui s'impose à la puissance publique et un régime de liberté garanti par l’Etat.

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(1) Ce billet est une version revue et augmentée d’une précédente compilation de tweets : Ôtez cette crèche que je ne saurais voir..., Storify, 4 décembre 2014.

(2) Le propos ici déployé n'a pas la prétention de constituer un commentaire juridique desdites décisions. Un rappel assez bref de celles-ci est disponible ici : Joyeuse Laïcité, La Gazette des Communes,  23 décembre 2014.

(3) De façon assez inédite, le conseiller du TA de Nantes à l’origine de ce jugement a assuré le « Service Après-Vente » de celui-ci face aux critiques : Crèches de Noël interdites: Le tribunal respecte la tradition républicaine, L’Express, 18 décembre 2012.

(4) Voir les célèbres arrêts du Conseil d’Etat rendus le 19 juillet 2011

(5) Position défendue par Me Gilles Devers et qui a notre faveur : Le service public menacé par la crèche, Les actualités du droit, 4 décembre 2014.

(6) Olivier Schrameck, Laïcité, neutralité et pluralisme, in Mélanges en l’honneur de Jacques ROBERT, Montchrestien, 1998, p. 196.

(7) De nombreux exemples peuvent en être données : au sein de cette loi (liberté de conscience « assurée » et libre exercice du culte « garantie » ; possibilité d’aumônerie en milieu clos ; reconnaissance de l’autonomie des Eglises ; possibilité de financement de l’entretien ou de la réparation de patrimoines affectés au culte…) et au-delà de cette loi (possibilité de conclure des BEA à finalité cultuelle, garantie d’emprunt relatif à des projets cultuels, régime concordataire toujours en vigueur en Alsace-Moselle, coexistence à côté de l’enseignement public d’un enseignement privé…).

(8) Jean Baubérot illustrait cette nécessaire incomplétude à propos de la morale laïque par ce propos : « La morale laïque est donc une morale trouée, tout comme la semaine scolaire de Ferry », La laïcité expliquée à M. Sarkozy… et à ceux qui écrivent ses discours, Albin Michel, 2008, p. 8.

(9) CEDH, Grande Chambre, Lautsi c/ Italie, 18.03.2011 : la présence d’un crucifix dans une salle de classe avait été jugée contraire au droit à une instruction avant un revirement opéré en Grande Chambre qui a rendu une solution contraire avalisant une telle visibilité en soulignant le rôle passif du signe, l’absence d’endoctrinement ou de prosélytisme ainsi que de tout comportement discriminatoire de la part des autorités publiques à l’égard des autres options philosophiques et spirituelles - ceci à l’aune de la marge d’appréciation de l’Etat partie, de l’absence de consensus entre Etats ainsi que de l’absence de consensus entre juridictions internes italiennes sur la nature du signe en question.   

(10) Cf. Jean Baubérot, La laïcité falsifiée, La Découverte, 2012, ainsi que la note de bas de page n° 12.

(11) Pour un bref aperçu du positionnement notamment de la Libre Pensée sur la question laïque, lire Jean Baubérot, Le modèle français de laïcité n’existe pas, ou les six laïcités françaises, voxnr.com, 17 octobre 2014.

(12) « catho-laïcité » : expression renvoyant à la « nouvelle laïcité » promue par François Baroin au début des années 2000 : une laïcité « culturelle et identitaire » selon Jean Baubérot et qui peut entrer en contradiction avec les droits de l’homme ; cf. Jean Baubérot, La laïcité falsifiée, La Découverte, 2012, p. 55. Une proposition de loi assez farfelue sur le plan juridique permet de se faire une idée sur un tel positionnement idéologique : Proposition de loi de défense des traditions françaises (n°2465), enregistrée à la Présidence de l’Assemblée Nationale le 16 décembre 2014.

(13) Songeons entre autres et rapidement à la loi du 15 mars 2004 interdisant le port de signes religieux à l’école publique, à la circulaire Châtel reconnaissant la possibilité d’interdire aux mamans revêtus d’un voile d’accompagner leur enfant et la classe lors de sorties scolaires, ou encore à la saga Baby-Loup qui a vu l’Assemblée Plénière de la Cour de cassation avaliser, en dernier lieu, le licenciement d’une salariée au motif qu’elle refusait d’ôter son voile…

(14) Cf. note de bas de page n° 11 pour « comprendre » un peu mieux les motivations de la Libre Pensée ; sur le caractère inopportun, un exemple d’analyse peut être relevé : Jean-Louis Schlegel,Crèches de Noël : quand la "Libre pensée" vole au secours de la foi, fait-religieux.com, 5 décembre 2014 ; enfin l’analyse de la Libre Pensée relative à une « Reconquista » entreprise par l’Eglise catholique est sujette à discussions.  

(15) Une liste exhaustive des engagements ne peut être relevée mais la vigilance de la Libre Pensée contre l’expansion continue de l’exigence de neutralité a pu être observée à l’occasion des débats sur la loi de 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public ou encore lors de l’affaire Baby-Loup. Le site internet de la Fédération Nationale de la Libre Pensée : www.fnlp.fr.

(16) Notons tout de même que la « juridicisation » qui ne rime pas nécessairement avec « juridisme » ou encore « judiciarisation » a du bon, ainsi que l’illustre les arrêts rendus par le Conseil d’Etat le 19 juillet 2011 (cf. note de bas de page n° 4 et notre mémoire rédigé à ce propos). Ainsi Jean Rivero (1910-2001), illustre professeur de droit public, soulignait avec une finesse intellectuelle inégalée l’importance de cet effort de « juridicisation » dans deux articles remarquables : La notion juridique de laïcité, Recueil Dalloz, 1949, chronique XXXIII ; De l’idéologie à la règle de droit : la notion de laïcité dans la jurisprudence administrative, in La laïcité, Centre de sciences politiques de l’IEP de Nice, Tome VI, P.U.F, 1960, p. 263.

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